Droit des Jeux d'argent et de hasard: Les affaires Costa et Cifone : conclusions et précisions sur la législation italienne et européenne

27.10.11

Les affaires Costa et Cifone : conclusions et précisions sur la législation italienne et européenne

StanleyBet
Après Zenatti, Gambelli et Plcanica, voici les affaires Costa et Cifone. L'avocat général espagnol Cruz Villalon a posé ses conclusions devant la CJUE, le 27 octobre 2011. Le litige est né d'une collaboration de M. Costa et Cifone avec la société StanleyBet ainsi que des difficultés d'encadrement institué par l'AAMS.


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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 27 octobre 2011 (1) 
Affaire C‑72/10 
Procédure pénale contre Marcello Costa [demande de décision préjudicielle formée par la Corte Suprema di Cassazione (Italie)] 
Affaire C‑77/10 
Procédure pénale contre Ugo Cifone [demande de décision préjudicielle formée par la Corte Suprema di Cassazione (Italie)] 

«Libre prestation de services ­– Liberté d’établissement – Activité de collecte de paris sportifs – Exigence d’une concession et d’une autorisation de police – Politique d’‘expansion contrôlée’ dans le secteur des jeux – Lutte contre les jeux illégaux – Distances minimales entre points de vente – Déchéance de la concession pour activité transfrontalière – Déchéance de la concession pour adoption de mesures conservatoires ou ouverture d’une procédure pénale»

I – Introduction 

1. L’évolution de la législation italienne sur les jeux de hasard a été jalonnée par une série de décisions de la Cour de justice, qui constituent le point de départ de l’analyse de la question préjudicielle qui nous est maintenant soumise par la Corte Suprema di Cassazione. 

2. Les arrêts du 21 octobre 1999, Zenatti (2), du 6 novembre 2003, Gambelli e.a. (3), et du 6 mars 2007, Placanica e.a. (4), ont successivement abordé le problème d’une réglementation nationale qui subordonnait l’exercice des activités de jeux d’argent à un système de concessions en nombre limité et d’autorisations de police, en excluant les sociétés de capitaux de l’octroi desdites autorisations. Dans l’arrêt Placanica e.a., la Cour s’est prononcée en termes particulièrement directs sur le type d’objectifs poursuivis par le législateur italien, ne laissant ainsi qu’une marge étroite au juge national pour déclarer la compatibilité de la réglementation italienne en cause avec le droit de l’Union. Ce degré de détail de la réponse avait été imposé par les larges désaccords que l’application de l’arrêt Gambelli e.a. avait suscités au sein de la jurisprudence italienne (5). Malgré la clarté de l’arrêt Placanica e.a., il semble que les tribunaux italiens continuent à avoir de larges divergences d’opinion quant à la compatibilité avec le droit de l’Union de la nouvelle réglementation italienne sur les jeux de hasard, adoptée dans le contexte de cet arrêt. Certains, dans l’esprit de ce que soutiennent en l’espèce MM. Costa et Cifone, font valoir que cette nouvelle réglementation a éliminé l’effet utile de l’arrêt Placanica e.a. en créant de nouvelles discriminations. D’autres, dans la ligne de la position du gouvernement italien, soutiennent que les restrictions introduites peuvent se justifier pour des raisons impérieuses d’intérêt général 

3. La présente affaire offre ainsi à la Cour une nouvelle occasion de préciser sa jurisprudence déjà abondante en matière de jeux de hasard, dans un contexte en partie connu, celui du secteur des jeux en Italie. L’arrêt Placanica e.a. constituera un instrument indispensable à cet effet, car il y est déjà tenu compte des particularités de ce contexte, et en particulier de l’option clairement prise par le législateur italien d’une politique résolument expansive du secteur du jeu, quoique présentée comme une «expansion contrôlée». Cette circonstance conditionne, à notre avis, l’analyse de la présente affaire, sans amener pour autant à remettre en cause une jurisprudence déjà bien établie, qui attribue aux États membres une large marge de manœuvre dans le secteur des jeux. 

II – Cadre juridique: la réglementation italienne 

A – La législation administrative: le régime de concessions et autorisations 

4. La législation italienne stipule que l’exercice des activités de collecte et de gestion des paris suppose l’obtention d’une concession sur appel d’offres, puis d’une autorisation administrative de police. 

1. Le régime des concessions 

5. En juillet 2006, le «décret Bersani» (décret-loi nº 223 du 4 juillet 2006, converti par la loi nº 248 du 4 août 2006) (6) a procédé à une réforme du secteur des jeux en Italie, destinée à poursuivre son adaptation au droit communautaire, en anticipant ainsi sur l’issue de l’arrêt Placanica e.a. 

6. Son article 38 («Mesures de lutte contre le jeu illégal») prévoit, sous son paragraphe 1, l’adoption avant le 31 décembre 2006 d’une série de dispositions «en vue de lutter contre la diffusion du jeu irrégulier et illégal et contre l’évasion et la fraude fiscales dans le secteur du jeu, ainsi que de garantir la protection des joueurs». 

7. L’article 38, paragraphe 2, dudit décret (7) établit «les nouvelles modalités de distribution des jeux sur les événements autres que les courses de chevaux», parmi lesquelles il convient de relever celles-ci: – il est prévu d’ouvrir au moins 7 000 nouveaux points de vente [article 287, sous d), de la loi n° 311], avec la fixation d’un nombre maximal par commune [sous e)]; – les nouveaux points de vente doivent respecter une distance minimale par rapport à ceux déjà existants [sous f) et g)]; – la disposition prévoit enfin la définition «des modalités de protection des titulaires d’une concession de collecte de paris à la cote sur les événements autres que les courses de chevaux régies par le [règlement prévu au] décret du ministre de l’Économie et des Finances nº 111 du 1er mars 2006» [sous l)]. 

8. L’article 38 (8) comporte, sous son paragraphe 4, des dispositions analogues pour les paris sur les courses hippiques. 

a) Les autorisations de police 

9. Ce système de concessions dans le secteur des jeux est lié à un mécanisme d’autorisations de police régi par le décret royal nº 773 du 18 juin 1931 (9), selon lequel la licence permettant d’exercer l’activité d’organisation ou d’exploitation de paris est exclusivement délivrée aux titulaires d’une concession ou aux personnes à qui ceux-ci l’ont déléguée. 

B – Le droit pénal 

10. Le fait d’organiser des jeux, y compris par voie télématique ou téléphonique, sans être titulaire de la concession ou de l’autorisation obligatoires constitue en Italie un délit pénal passible d’une peine de détention pouvant atteindre trois années (article 4 de la loi nº 401 du 13 décembre 1989) (10). 

III – Les litiges au principal et la question préjudicielle 

A – La société Stanley International Betting et sa situation en Italie après le décret Bersani et les appels d’offres de 2006 

11. Stanley International Betting Ltd (ci-après «Stanley») est une société anglaise autorisée à opérer comme collecteur de paris au Royaume-Uni en vertu d’une licence délivrée par les autorités de Liverpool. 

12. Stanley opère en Italie par l’intermédiaire de plus de deux cents agences, communément appelées «centres de transmission de données» (ci‑après les «CTD»). Ces derniers offrent leurs services dans des locaux ouverts au public dans lesquels ils mettent à disposition des parieurs un parcours télématique qui leur permet d’accéder au serveur de Stanley situé au Royaume‑Uni. Les parieurs peuvent ainsi, par voie télématique, adresser à Stanley des propositions de paris sportifs choisies dans des programmes d’événements et de cotations fournis par Stanley, recevoir l’acceptation de ces propositions, payer leurs mises et, le cas échéant, percevoir leurs gains. 

13. Les CTD sont gérés par des opérateurs indépendants liés par contrat à Stanley. MM Costa et Cifone sont gérants de CTD de Stanley en Italie. 

14. En 1999, les autorités italiennes ont lancé un appel d’offres pour l’attribution de 1000 concessions pour la commercialisation de paris sur des compétitions sportives pour une période de six années renouvelable pour six autres années. En vertu des dispositions relatives à la transparence de l’actionnariat alors en vigueur, les opérateurs qui, comme Stanley, étaient constitués en sociétés cotées sur des marchés réglementés, ont été exclus de ces adjudications. 

15. Après que la Cour eut censuré ces dispositions dans ses arrêts Zenatti et Gambelli e.a., le législateur italien a permis à toutes les sociétés de capitaux, quelle que soit leur forme juridique, de participer aux appels d’offres pour l’attribution de concessions de jeux (article 22, paragraphe 11, de la loi nº 289 du 27 décembre 2002) (11), et supprimé l’interdiction faite aux concessionnaires d’opérer par l’intermédiaire de tiers délégués à cette fin (article 14 ter du décret-loi nº 35 du 14 mars 2005, converti en loi nº 80 du 14 mai 2005) (12). 

16. Ces modifications ont été suivies de la réforme opérée par le décret Bersani, précité, en application duquel l’administration autonome des monopoles de l’État (ci-après l’«AAMS») a publié deux avis de marché en vue de l’adjudication de plus de 16 000 nouvelles concessions pour la commercialisation de paris sur les événements sportifs, y compris les courses hippiques. Les procédures se sont achevées en décembre 2006, avec l’adjudication de 14 000 nouvelles concessions en faveur de différents opérateurs nationaux et étrangers. 

17. Stanley a manifesté auprès des autorités italiennes son souhait de participer aux nouveaux appels d’offres de 2006, en demandant à l’AAMS plusieurs explications sur les modalités de l’appel d’offres. Stanley a en particulier demandé des éclaircissements sur l’article 23 du projet de convention entre l’AAMS et les futurs bénéficiaires de ces nouvelles concessions, qui prévoyaít la déchéance de celles-ci, notamment, dans les cas suivants: – lorsqu’«ont été prises à l’égard du concessionnaire, de son représentant légal ou de ses administrateurs, des mesures conservatoires ou des décisions de renvoi devant la juridiction de jugement pour toutes les hypothèses de délits visées par la loi n° 55 du 19 mars 1990, ainsi que pour toutes les autres hypothèses de délits susceptibles de porter atteinte aux relations de confiance avec l’AAMS; ou en cas de violations graves ou répétées des règles en vigueur régissant les jeux publics, y compris l’inobservation de la réglementation en vigueur par des tiers chargés par le concessionnaire de fournir des services accessoires à la collecte de jeux sportifs à distance» (paragraphe 2), et – «lorsque le concessionnaire commercialise, lui même ou par l’intermédiaire d’une société qui lui est liée – quelle que soit la nature du lien –, sur le territoire italien ou par le biais de sites télématiques situés en dehors du territoire national, des jeux assimilables à des jeux publics ou à d’autres jeux gérés par l’AAMS, ou des jeux prohibés par l’ordre juridique italien» (paragraphe 3). 

18. En vertu de l’article 23, paragraphe 6, de ce projet de convention (appelé à régir contractuellement la concession), en cas de révocation ou de déchéance de la concession, la garantie constituée par le concessionnaire reste acquise à l’AAMS, «sans préjudice du droit de demander réparation du préjudice ultérieur». 

19. Au vu des explications de l’AAMS, Stanley a renoncé à participer aux appels d’offres. Malgré cela, MM. Costa et Cifone ont sollicité l’autorisation de police requise pour exercer leur activité d’intermédiaires de paris. 

20. Le 27 novembre 2006, Stanley a saisi le Tribunale amministrativo regionale del Lazio d’un recours contre divers actes de la procédure d’appel d’offres, sur lequel il n’a pas encore été statué (13). 

B – L’affaire Costa (C-72/10) 

21. Le 20 octobre 2008, le ministère public a requis la condamnation de M. Costa du chef de «l’infraction prévue à l’article 4, paragraphes 4 bis et 1, premier alinéa, de la loi n° 401/89», pour avoir exercé illégalement, en l’absence de la concession et de l’autorisation de police requises, une activité organisée en vue d’accepter ou de collecter des paris sportifs pour le compte d’une société étrangère, avec transmission de ces données par la voie télématique, jouant ainsi le rôle d’intermédiaire pour ladite société étrangère, laquelle acceptait les paris sans être titulaire de la concession nécessaire. 

22. Dans sa décision du 27 janvier 2007, le Giudice delle indagini preliminari del Tribunale di Roma a estimé qu’il convenait d’écarter la réglementation nationale, dans la mesure où la Corte Suprema di Cassazione avait jugé, en application des principes dégagés par la Cour de justice, que la législation italienne dans ce domaine était contraire aux principes établis dans le traité CE. En conséquence, la juridiction de renvoi a jugé qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre M. Costa, «au motif que les faits ne sont plus constitutifs d’un délit». 

23. Le ministère public s’est pourvu contre cette décision devant la Corte Suprema di Cassazione, en faisant valoir, d’une part, que la nouvelle réglementation nationale contenue dans le décret Bersani est conforme au droit de l’Union et, d’autre part, que Stanley n’a pas pris part aux appels d’offres organisés en application de ce nouveau cadre juridique. En l’absence d’une décision des autorités italiennes refusant d’accorder une concession à Stanley et susceptible de recours devant le juge administratif, M. Costa ne pouvait légitimement invoquer une prétendue irrégularité commise par les autorités italiennes du secteur des jeux et demander l’inapplication d’une réglementation à laquelle il s’était volontairement soustrait. 

C – L’affaire Cifone (C-77/10) 

24. Le 26 mai 2008, à la demande du ministère public, le Giudice delle indagini preliminari del Tribunale di Trani a pris à l’encontre de M. Cifone une ordonnance prononçant la mise sous séquestre préventif de ses locaux et de ses équipements, pour violation de l’article 4, paragraphes 4 bis et 4 ter, de la loi n° 401/89, ainsi que des articles 106 et 132, paragraphe 1, du décret législatif n° 385/1983. 

25. M. Cifone a fait appel de l’ordonnance du Tribunale di Trani devant le Tribunale del Riesame di Bari qui, par ordonnance du 10 juillet 2008, a confirmé la mise sous séquestre uniquement du fait du délit visé à l’article 4 de la loi n° 401/89, c’est-à-dire du fait que M. Cifone aurait pratiqué l’activité de collecte de paris sans être titulaire d’aucune concession ni autorisation de l’AAMS, et sans l’autorisation de police requise. 

26. Le 9 septembre 2008, M. Cifone a formé contre cette ordonnance un pourvoi en cassation, concluant à son annulation et à l’inapplication de la réglementation nationale. Il fait valoir à cet égard que ladite réglementation, en ce qu’elle confirme la validité des anciennes concessions, prévoit des limites pour la localisation des nouveaux points de vente, et établit des hypothèses de déchéance des concessions gravement discriminatoires, est contraire au droit de l’Union. Il demande, en conséquence, à la Corte Suprema di Cassazione de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. 

D – La question préjudicielle 

27. Considérant, au vu de la nouvelle réglementation des jeux, qu’il subsiste des doutes sur l’interprétation de l’étendue de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services établies aux articles 43 CE et 49 CE, et qu’il est par conséquent nécessaire de déterminer si ces libertés peuvent être limitées par un système national tel que le système italien, la Corte Suprema di Cassazione a sursis à statuer dans les deux procédures pendantes et soumis à la Cour, dans les deux affaires, la question préjudicielle suivante: «Quelle est l’interprétation à donner aux articles 43 CE et 49 CE concernant la liberté d’établissement et la libre prestation des services dans le secteur des paris sur les événements sportifs, aux fins de déterminer si les dispositions précitées du traité autorisent ou non une réglementation nationale instituant un régime de monopole en faveur de l’État et un système de concessions et d’autorisations qui, dans le cadre d’un nombre déterminé de concessions, prévoit: a) l’existence d’une tendance générale à la protection des titulaires des concessions octroyées à une époque antérieure, sur la base d’une procédure qui a illégalement exclu une partie des opérateurs; b) la présence de dispositions qui garantissent de fait le maintien des positions commerciales acquises sur la base d’une procédure qui a illégalement exclu une partie des opérateurs (comme, par exemple, l’interdiction pour de nouveaux concessionnaires d’installer leurs guichets à moins d’une distance déterminée de ceux déjà existants), et c) la fixation d’hypothèses de déchéance de la concession et d’acquisition de garanties d’un montant très élevé, hypothèses parmi lesquelles figure celle où le concessionnaire exploite directement ou indirectement des activités transfrontalières de jeux assimilables à celles faisant l’objet de la concession?» 

IV – La procédure devant la Cour 

28. Les demandes préjudicielles ont été inscrites au greffe de la Cour le 9 février 2010. 

29. Des observations écrites ont été déposées par l’Espagne, la Belgique, le Portugal, l’Italie, la Commission et MM. Costa et Cifone. 

30. À l’audience tenue le 29 juin 2011 ont comparu, pour formuler leurs observations orales, les représentants de MM. Costa et Cifone, la Commission, la République italienne, la Belgique, Malte et le Portugal. V – Sur la recevabilité de la demande préjudicielle 

31. Le gouvernement italien a soulevé plusieurs objections à l’encontre de la recevabilité de la demande préjudicielle. 

32. En premier lieu, il affirme que la question posée est hypothétique. Selon lui, une éventuelle déclaration de l’incompatibilité de la nouvelle réglementation italienne avec le droit de l’Union n’affecterait pas les personnes mises en cause dans les litiges au principal, puisque Stanley a décidé volontairement de ne pas prendre part aux appels d’offres de 2006 régis par cette nouvelle réglementation. Il laisse entendre, en définitive, que les caractéristiques d’un régime de concession auquel Stanley n’a pas participé ne peuvent influer sur la situation pénale de MM. Costa et Cifone. 

33. Ces derniers affirment, au contraire, que ce sont les restrictions introduites par la nouvelle réglementation qui sont à l’origine de la décision de Stanley de ne pas demander de concession, de sorte qu’une éventuelle illégalité du système pourrait affecter, en application de la jurisprudence Placanica, les procédures pénales en cours. Cette même idée paraît être à la base de la demande de décision préjudicielle qui, selon une jurisprudence constante, bénéficie d’une présomption de pertinence plaidant en faveur de sa recevabilité (14). 

34. En deuxième lieu, le gouvernement italien considère que la question préjudicielle est irrecevable parce qu’elle est excessivement générale. Mais, selon nous, les ordonnances de renvoi de la Corte Suprema di Cassazione comportent une définition du contexte factuel et du cadre normatif dans lequel s’inscrit sa question préjudicielle, fournissant les éléments indispensables pour que la Cour apporte une réponse utile (15). 

35. Il y a donc lieu de conclure à la recevabilité de la question préjudicielle. 

VI – Analyse de la question préjudicielle 

A – Sur l’existence de restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services, et sur leurs possibles justifications 

36. Selon une jurisprudence constante, les dispositions auxquelles se réfère la question préjudicielle (une présumée protection spéciale des concessionnaires historiques, le régime de distances minimales protégeant la situation de ces derniers et certains cas de déchéance des concessions) constituent des restrictions à la liberté d’établissement (article 49 TFUE) et à la libre prestation de services (article 56 TFUE), dans la mesure où ils en compliquent l’exercice et peuvent l’empêcher ou le rendre moins attrayant (16). 

37. Ces restrictions peuvent se justifier pour des raisons impérieuses d’intérêt général, à condition qu’elles s’appliquent de manière non discriminatoire, qu’elles soient propres à permettre d’atteindre l’objectif d’intérêt général invoqué (principe de cohérence ou caractère approprié), et qu’elles n’aillent pas au delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (principe de proportionnalité) (17). 

38. Parallèlement à ces conditions strictes ainsi posées, la Cour a reconnu, depuis l’arrêt Schindler (18), pionnier sur ce terrain, que, dans l’analyse de ce secteur «il n’est pas possible de faire abstraction, tout d’abord, des considérations d’ordre moral, religieux ou culturel qui entourent les loteries comme les autres jeux d’argent dans tous les États membres», ni du fait que le jeu comporte «des risques élevés de délit et de fraude» et constitue «une incitation à la dépense qui peut avoir des conséquences individuelles et sociales dommageables». Toutes ces particularités, ainsi que la Cour l’a réaffirmé à plusieurs reprises, «justifient que les autorités nationales disposent d’un pouvoir d’appréciation suffisant pour déterminer les exigences que comportent la protection des joueurs et, plus généralement, compte tenu des particularités socioculturelles de chaque État membre, la protection de l’ordre social» (19). Les États membres sont par conséquent «libres de fixer les objectifs de leur politique en matière de jeux de hasard et, le cas échéant, de définir avec précision le niveau de protection recherché» (20). 

B – Sur l’objectif d’intérêt général que poursuivent les dispositions litigieuses: sa relativisation dans le cas de l’Italie 

39. Ayant constaté l’existence de restrictions aux libertés, la logique veut que, pour déterminer si elles sont éventuellement justifiées, l’on identifie en premier lieu l’objectif, la «raison impérieuse d’intérêt général», que poursuivent les dispositions litigieuses, objectif par rapport auquel il nous faudra ensuite appliquer le double critère de cohérence et de proportionnalité. 

40. À l’intérieur de la large marge de manœuvre qui, nous l’avons dit, est reconnue aux États membres en la matière, la jurisprudence admet, parmi ces raisons impérieuses d’intérêt général, les objectifs de «protection des consommateurs, de prévention de la fraude et de l’incitation des citoyens à une dépense excessive liée au jeu ainsi que de prévention de troubles à l’ordre social en général» (21). 

41. La Cour relevait déjà, dans son arrêt Placanica e.a., que «le législateur italien poursuit une politique expansive dans le secteur des jeux de hasard dans le but d’augmenter les recettes fiscales», de sorte «qu’aucune justification de la législation italienne ne saurait être tirée des objectifs de limitation de la propension au jeu des consommateurs ou de limitation de l’offre de jeux» (22). Cette affirmation catégorique semble toujours valable dans le contexte actuel, si elle n’est pas réaffirmée, après la décision des autorités italiennes d’attribuer, en 2006, 14 000 nouvelles concessions de jeu (23). 

42. En définitive, si le législateur italien avait voulu développer une politique de restriction des possibilités de jeu, il aurait opté pour l’autre solution offerte par l’arrêt Placanica e.a.: révoquer et réattribuer les concessions de 1999, sans augmenter leur nombre. Au lieu de cela, il a procédé à une extraordinaire extension du secteur du point de vue quantitatif et qualitatif, en offrant des possibilités toujours plus nombreuses et diversifiées de jeu aux joueurs italiens. Il ne paraît pas excessif d’affirmer ici que la politique italienne a, sur ce terrain, banalisé le jeu, en le rendant toujours plus accessible. En dépit des nombreux contrôles et limitations qui, on le verra, continuent à être imposés aux concessionnaires, la multiplication de ces derniers a été si importante qu’on peut pratiquement parler d’un secteur «libéralisé», quoique soumis à une réglementation. De ce fait, la lutte contre la ludopathie et la limitation des possibilités de jouer ne sont toujours pas des objectifs crédibles du régime italien des jeux, tout particulièrement depuis les réformes de 2006. 

43. La Cour a certes également précisé, dans son arrêt Placanica e.a., précité, qu’«une politique d’expansion contrôlée dans le secteur des jeux de hasard peut être tout à fait cohérente avec l’objectif visant à attirer des joueurs exerçant des activités de jeux et de paris clandestins interdites en tant que telles vers des activités autorisées et réglementées». Serait ainsi acceptable, dans ce contexte, l’objectif visant «à prévenir l’exploitation des activités de jeu de hasard à des fins criminelles ou frauduleuses en les canalisant dans des circuits contrôlables» (24). 

44. Dans la ligne des exigences de l’arrêt Placanica e.a. et, d’une certaine manière, en anticipant sur celles-ci, le décret Bersani a explicitement assigné à la nouvelle réglementation les objectifs de «lutter contre la diffusion du jeu irrégulier et illégal et contre l’évasion et la fraude fiscales dans le secteur du jeu, ainsi que de garantir la protection des joueurs». 

45. Les considérations qui précèdent sur l’objectif d’intérêt général poursuivi sont, nous le verrons, extraordinairement importantes, dans la mesure où elles conditionnent toute l’appréciation des mesures litigieuses. 

C – Sur la possible justification des restrictions: les exigences de non-discrimination, caractère approprié et proportionnalité 

46. Une fois l’objectif arrêté, il convient d’examiner si chacune des restrictions nationales remplit – séparément (25) – les conditions découlant de la jurisprudence de la Cour: caractère non discriminatoire, caractère approprié ou cohérence, et proportionnalité. 

1. Le système de monopole avec concessions en nombre limité 

47. Selon la juridiction de renvoi, la législation italienne institue «un régime de monopole en faveur de l’État» et un système de concessions et d’autorisations. 

48. La jurisprudence a affirmé à plusieurs reprises, en particulier en ce qui concerne le cas de l’Italie, qu’une législation nationale qui «interdit – sous peine de sanctions pénales – l’exercice d’activités dans le secteur des jeux de hasard en l’absence de concession ou d’autorisation de police délivrée par l’État [comporte] des restrictions à la liberté d’établissement ainsi qu’à la libre prestation des services» (26). Ces restrictions peuvent, néanmoins, être justifiées par l’objectif d’éviter que les activités de ce secteur ne soient exploitées dans un but délictueux ou frauduleux (27). 

49. On relèvera simplement, à cet égard, qu’il appartiendra à la juridiction nationale de renvoi de vérifier si la réglementation nationale continue à répondre à cet objectif et si elle répond à l’exigence de proportionnalité requise par la jurisprudence, compte tenu, en particulier, de l’augmentation du nombre de concessions menée à bien en 2006. 

2. La présumée «tendance générale à la protection» des titulaires des concessions historiques 

50. La Corte Suprema di Cassazione fait ensuite référence à l’existence d’une «tendance générale à la protection des titulaires de concessions attribuées à une époque antérieure, à l’issue d’une procédure d’appel d’offres qui a illégalement exclu une partie des opérateurs» (les concessions de 1999). 

51. Un système spécifique de protection des concessionnaires historiques constituerait, certainement, une restriction à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services (28) difficilement justifiable, dans la mesure où il poursuivrait un objectif clairement économique (éviter que le nouveau système n’exerce une «pression concurrentielle» excessive – selon l’expression employée par le gouvernement italien lui-même – sur les opérateurs déjà établis) (29). 

52. Mais on ne saurait tirer une conclusion aussi générale sans données concrètes sur l’existence de cette protection éventuellement illégale, point sur lequel la question préjudicielle fournit bien peu d’éclaircissements. Il ne s’agit certes pas d’une idée que la Corte Suprema di Cassazione exprimerait de manière isolée. M. Costa cite dans ses observations écrites une longue série d’arrêts formulés en des termes similaires. Malgré cela, la juridiction de renvoi ne fournit aucune explication concrète pour fonder son affirmation que cette «tendance générale à la protection» existe. 

53. La Commission considère que, avec cette affirmation, la question préjudicielle se réfère simplement au maintien en vigueur des concessions de 1999. Dans la mesure où ces concessions ont été attribuées en application d’une procédure déclarée ultérieurement incompatible avec le droit de l’Union, leur survivance pourrait être considérée comme exceptionnelle. Or, le fait est que, après les appels d’offres de 2006, les concessionnaires historiques partagent le marché des paris sportifs avec les titulaires des 14 000 nouvelles concessions, option qui a été expressément admise dans l’arrêt Placanica e.a. (30). De manière générale, donc, la solution adoptée par le législateur italien serait conforme aux dispositions de cet arrêt à la condition que les juridictions nationales italiennes estiment que le nombre de nouvelles concessions attribuées (14 000) est «approprié» pour effacer les effets illégaux de l’appel d’offres de 1999. 

54. À notre avis, le chiffre de 14 000 nouvelles concessions pourrait être considéré, en principe, comme «approprié» au sens de l’arrêt Placanica e.a., voire largement suffisant pour faire face aux demandes des opérateurs illégalement exclus en 1999. Il suffira de relever que, dans les appels d’offres de 2006, 16 000 titres de concessions étaient offerts, mais que 14 000 seulement ont été attribués. Toutes ces circonstances nous font penser que l’arrêt Placanica e.a. a également accepté la prorogation jusqu’à 2012 de la validité des concessions historiques décidée en 2006, parallèlement aux nouveaux appels d’offres. Dans cette perspective, la «protection» consistant dans le maintien en vigueur des concessions historiques ne serait donc pas en soi contraire au droit de l’Union. 

55. Quoi qu’il en soit, on ne saurait oublier que, en tout état de cause, la solution adoptée par le droit national pour restaurer les droits des opérateurs illégalement exclus ne doit pas être telle qu’elle rende «impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (principe d’effectivité)» (31). Ce principe d’effectivité exige, en effet, que la solution adoptée par le législateur italien (l’attribution de nouvelles concessions s’ajoutant à celles déjà existantes) n’ait pas aussi pour effet d’exclure illégalement certains opérateurs. 

56. Or MM. Costa et Cifone ont fait valoir que les nouvelles normes régissant les appels d’offres de 2006, loin de faciliter la participation de Stanley (en lui permettant «l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire»), l’ont en pratique empêché. Cela serait dû à l’introduction de règles qui, d’une part, protègent excessivement l’avantage concurrentiel des concessionnaires historiques (en particulier avec la fixation de distances minimales à respecter par rapport à leurs points de vente); et, d’autre part, elles rendraient inutile la participation de l’entreprise (qui s’exposait à la déchéance automatique de la concession). 

57. Le régime de distances minimales et les cas de déchéance prévus dans la réglementation litigieuse sont, de l’avis de MM. Costa et Cifone, les manifestations les plus claires de cette «tendance générale à la protection» des concessionnaires historiques à laquelle se réfère la question préjudicielle, tendance qu’exprime également, selon eux, l’article 38, paragraphes 2 et 4, sous l), du décret Bersani, qui prévoit expressément la définition des «mesures de protection des concessionnaires». 

58. Il convient par conséquent, pour résumer, de relever qu’une législation nationale qui consacre expressément et effectivement une «tendance générale à la protection des titulaires de concessions attribuées à une époque antérieure, à l’issue d’une procédure d’appel d’offres qui a illégalement exclu une partie des opérateurs» pourrait constituer une restriction des libertés consacrées par le traité non justifiée. Dans le cas italien, en particulier, la disposition à laquelle il est fait référence [l’article 38, paragraphes 2 et 4, sous l), du décret Bersani] a une formulation quelque peu elliptique. C’est exclusivement à la juridiction italienne, seule compétente pour statuer sur le droit national, qu’il appartient de déterminer la portée de la disposition en cause. 

59. D’autre part, en l’absence d’indications plus précises de la juridiction de renvoi, il est nécessaire, en l’espèce, d’analyser de manière individualisée le régime de distances minimales et les cas de déchéance, qui pourraient être des manifestations concrètes de cette prétendue «tendance générale à la protection». 

3. Le régime de distances minimales imposé aux nouveaux concessionnaires 

60. La Corte Suprema di Cassazione s’interroge également sur la compatibilité avec le droit de l’Union de «dispositions qui garantissent de fait le maintien des positions commerciales acquises», «à l’issue d’une procédure d’appel d’offres qui a illégalement exclu une partie des opérateurs», citant, à titre d’exemple, «l’interdiction pour les nouveaux concessionnaires d’installer leurs guichets à moins d’une distance déterminée de ceux déjà existants». 

61. Le décret Bersani imposait en effet un système de distances minimales entre les points de vente de jeux et de paris, qui a été abrogé par le décret-loi nº 149 du 25 septembre 2008 (32). En vertu de l’article 38, paragraphe 2, sous f) et g), du décret Bersani, la localisation des points de vente de jeux publics devait respecter une distance minimale par rapport à ceux «déjà titulaires d’une concession» (33). Dans le cas des points de vente dans lesquels la commercialisation de paris est accessoire, la disposition ajoutait que ces distances devaient être respectées «sans préjudice des points de vente dans lesquels, à la date du 30 juin 2006, s’effectuait la collecte de concours de pronostics sur une base sportive» (34). 

62. Afin de justifier cette mesure, le gouvernement italien fait valoir qu’il s’agit de garantir une distribution uniforme des points de vente de paris sur le territoire national, dans le but d’éviter le résultat doublement préjudiciable que la multiplication des établissements de paris en certains lieux pourrait avoir pour les consommateurs: pour ceux qui vivent près de ces lieux, l’exposition à un excès d’offre et, pour ceux qui vivent à des endroits moins bien desservis, le risque qu’ils optent pour des jeux clandestins. Il se réfère ainsi indirectement à un double objectif d’intérêt général: en premier lieu, la lutte contre l’addiction au jeu et, en deuxième lieu, la lutte contre la criminalité et la fraude dans ce secteur. 

63. Pour ce qui est de la lutte contre l’addiction au jeu, le recours à cet argument est bien peu convaincant, on l’a dit, dans le contexte italien, caractérisé par une «politique expansive dans le secteur des jeux de hasard» (35). Nous pensons qu’il y a lieu d’exclure la possibilité d’appliquer par analogie l’argumentation de l’arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez (36), qui a jugé qu’un régime de distances minimales entre officines de pharmacie était conforme à l’article 49 TFUE, car justifié par des impératifs de santé publique (37). Bien que l’argumentation du gouvernement italien semble s’inspirer sur certains points de cet arrêt (38), on ne saurait invoquer, dans le cas présent, pour les raisons déjà indiquées, des raisons impérieuses d’intérêt général liées à la santé publique (en particulier la lutte contre l’addiction au jeu). 

64. Resterait la justification fondée sur la lutte contre les activités criminelles et frauduleuses dans le secteur des jeux, qui constitue également, comme on l’a déjà indiqué, un objectif d’intérêt général susceptible de justifier des restrictions aux libertés consacrées par le traité. Il nous semble cependant que le système de distances minimales entre établissements de paris n’a que peu de rapport avec cet objectif. 

65. Si l’existence d’une offre de jeux légaux suffisamment large, attrayante et notoire peut contribuer à lutter contre la délinquance dans ce secteur, une répartition uniforme de cette offre sur le territoire national ne paraît pas constituer un mécanisme indispensable, du point de vue de la proportionnalité, pour éviter la fraude et les agissements illégaux dans ce domaine. 

66. Il est bien certain que, en l’absence d’un régime obligatoire de distances minimales, il existe un risque qu’une proportion importante des points de vente se concentre dans les zones plus peuplées ou commercialement plus actives du territoire national, mais il est permis de douter que cette circonstance amène une grande partie des joueurs résidant dans les zones où l’offre est moindre, voire nulle, à opter pour des opérateurs illégaux. À l’inverse, il ne semble pas qu’une répartition uniforme, du point de vue territorial, de l’offre légale de jeux soit un moyen suffisant pour éviter que certains joueurs ne recourent à des opérateurs illégaux. 

67. D’autre part, il convient de rappeler que les règles sur les distances minimales ont été imposées uniquement aux nouveaux concessionnaires par rapport à ceux déjà établis, ce qui paraît confirmer l’idée, exprimée dans la question préjudicielle elle-même, selon laquelle le régime de distances minimales pourrait être destiné à préserver les «positions commerciales» des concessionnaires historiques, en leur garantissant, en pratique, un certain avantage concurrentiel par rapport à ceux n’ayant pas accédé au marché jusqu’aux appels d’offres de 2006, qui auraient pu être contraints de s’établir en des lieux commercialement moins intéressants que ceux occupés par les premiers. Ceci pose la question de la cohérence de la mesure au regard de l’objectif de la lutte contre la criminalité invoqué par le gouvernement italien. 

68. Ainsi qu’il ressort de l’arrêt du 11 mars 2010, Attanasio Group (39), relatif au régime italien des distances minimales entre stations service, une telle mesure, en entravant l’accès de nouveaux opérateurs sur le marché, «semble plutôt favoriser la position des opérateurs déjà présents sur le territoire italien, sans que les consommateurs en tirent de véritables avantages». La mesure vise apparemment, en définitive, un objectif de nature purement économique qui, comme on l’a indiqué, ne peut en aucun cas constituer une raison impérieuse d’intérêt général au sens de la jurisprudence (40). 

69. En résumé, les articles 49 TFUE et 53 TFUE s’opposent à une réglementation nationale qui garantirait de fait le maintien des positions commerciales acquises sur la base d’une procédure qui a illégalement exclu une partie des opérateurs; ils s’opposent, en particulier, à l’interdiction pour les nouveaux concessionnaires d’installer leurs points de vente à moins d’une certaine distance de ceux déjà existants. 4. Le régime de déchéance des concessions a) La déchéance du fait de la commercialisation «sur le territoire italien ou par le biais de sites télématiques situés en dehors du territoire national» de jeux assimilables à des jeux publics ou prohibés (article 23, paragraphe 3, du projet de convention avec les concessionnaires) 

70. Enfin, la Corte Suprema di Cassazione soumet à la Cour la question de la légitimité du régime italien de déchéance des concessions de jeu (qui entraîne en outre la perte de la garantie), en se référant spécifiquement à l’hypothèse où «le concessionnaire exploite directement ou indirectement des activités de jeux transfrontalières, assimilables à celles faisant l’objet de la concession». 

71. On peut en inférer que la juridiction italienne renvoie là à la cause de déchéance visée à l’article 23, paragraphe 3, précité, du projet de convention appelé à régir les futures concessions. En vertu de cette disposition, la déchéance de la concession se produit «lorsque le concessionnaire commercialise, lui même ou par l’intermédiaire d’une société qui lui est liée – quelle que soit la nature du lien – sur le territoire italien ou par le biais de sites télématiques situés en dehors du territoire national, des jeux assimilables à des jeux publics ou à d’autres jeux gérés par l’AAMS, ou des jeux prohibés par l’ordre juridique italien». 

72. Bien que, selon la jurisprudence, il appartienne à la juridiction de renvoi seule de déterminer, dans les affaires dont elle est saisie, quelle est l’interprétation correcte du droit national (41), les lacunes que présentent aussi bien l’énoncé de la disposition litigieuse que, sur ce point, la question préjudicielle elle-même, nous contraignent à examiner les deux hypothèses possibles d’interprétation de cet article 23, paragraphe 3 (42). 

i) Première hypothèse: déchéance pour activité transfrontalière 

73. Selon une première hypothèse, la disposition en cause, en faisant référence à la commercialisation de certains jeux «par le biais de sites télématiques situés en dehors du territoire national», prétend empêcher toute activité transfrontalière de jeu, en particulier celle que Stanley exerce par l’intermédiaire de ses CTD. 

74. C’est cette interprétation que paraissent soutenir MM. Costa et Cifone, ainsi que la Corte Suprema de Cassazione elle-même, et qu’on retrouve dans un grand nombre de décisions des juridictions nationales (43). Et elle serait également appuyée par la correspondance que l’AAMS a échangée avec Stanley à l’occasion de l’organisation des appels d’offres de 2006. 

75. Ainsi, à la question de Stanley de savoir si «l’activité que Stanley exerce en Italie, directement ou indirectement par l’intermédiaire des CTD qui lui sont affiliés, est considérée par l’administration comme une violation des principes et dispositions des appels d’offres (voir en particulier l’article 23 du modèle de convention)», l’AAMS a répondu, par lettre du 6 octobre 2006, que la participation aux procédures d’appels d’offres serait subordonnée à la renonciation à exercer des activités transfrontalières en Italie, affirmant en particulier que le nouveau régime permettrait aux soumissionnaires de «créer des réseaux de points de vente qui, en fonction d’une appréciation autonome, peuvent également être de caractère national», et précisant que «de tels réseaux tendent évidemment à remplacer les éventuels anciens réseaux et, dans ce contexte, les dispositions de l’article 23 du modèle de convention constituent une protection appropriée des investissements consentis par les concessionnaires eux-mêmes». 

76. Au delà du caractère extrêmement vague de cette réponse, l’impression que le mode opératoire de Stanley (qui implique une activité transfrontalière par la voie télématique) ou, tout au moins, son réseau existant de distributeurs, était incompatible avec l’attribution de l’une des nouvelles concessions, a eu pour effet de dissuader cette entreprise de participer aux appels d’offres. 

77. Si la Corte Suprema di Cassazione estimait que l’article 23, paragraphe 3, du projet de convention cité prévoyait la déchéance automatique de la concession dès lors qu’il y a gestion transfrontalière des jeux en question, il faudrait conclure que la mesure constitue une restriction à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services, et on ajoutera que sa justification au titre de l’objectif de lutte contre la fraude et la criminalité dans le secteur nous paraît extrêmement forcée . 

78. La Cour a certes a reconnu aux États membres, dans son arrêt Liga Portuguesa, précité, une large marge d’appréciation en ce qui concerne les jeux de hasard offerts sur internet (44). Cette argumentation ne peut cependant être transposée au cas d’espèce où, si l’hypothèse ici présente se vérifiait, ce n’est pas le contrôle de l’activité de jeu sur internet qui pourrait être en cause, mais l’interdiction de toute activité transfrontalière dans ce secteur. Dans le cas de figure qui fait l’objet du litige principal, en particulier, la réglementation litigieuse pourrait faire obstacle à une activité qui, bien qu’elle ait un caractère transfrontalier, ne constitue pas à proprement parler un cas de jeu sur internet, puisqu’elle suppose également la présence physique d’un représentant de l’entreprise en territoire italien. 

79. Sur le plan des principes, donc, l’activité présentement en cause ne répond pas à la principale caractéristique du jeu sur internet, à partir de laquelle la Cour a construit toute son argumentation dans l’arrêt Liga Portuguesa, précité: le «manque de contact direct entre le consommateur et l’opérateur». Toute «activité transfrontalière» n’empêche pas nécessairement que ce contact se produise; dans la mesure où cet accès physique, direct, avec un intermédiaire ou un représentant de l’entreprise peut être garanti, ces risques particuliers du jeu sur internet sont absents et ne peuvent, par conséquent, justifier la mesure en question. 

80. D’autre part, on ne saurait perdre de vue que, dans l’arrêt Liga Portuguesa, toute cette argumentation est destinée à mettre un terme à l’exigence de la reconnaissance mutuelle de licences en matière de jeux (45). La reconnaissance mutuelle reste ainsi exclue, pour ce qui est du domaine des jeux sur l’internet dans l’arrêt Liga Portuguesa et, très clairement et de manière générale, pour tout le secteur des jeux, dans l’arrêt Stoß e.a., précité (46). 

81. Mais, dans le cas présent, si l’on acceptait cette première prémisse d’interprétation, la restriction imposée ne se limiterait pas à exiger des opérateurs étrangers de se soumettre au contrôle des autorités nationales pour exercer une activité de jeu, elle irait bien au delà. On les empêcherait purement et simplement de participer à ce marché pour la seule raison que l’établissement principal de l’entreprise se trouve fixé dans un autre État membre, et que l’opération juridique conclue avec les clients a un caractère transfrontalier, en dépit de la possibilité d’effectuer un contrôle de police sur les représentants éventuellement présents en permanence sur le territoire national. 

82. En résumé, nous estimons qu’une réglementation nationale qui empêche de fait toute activité transfrontalière dans le secteur des jeux, indépendamment de la forme sous laquelle cette activité s’exerce et, en particulier, dans les cas où un contact direct entre le consommateur et l’opérateur est possible, et où les intermédiaires de l’entreprise présents sur le territoire national peuvent être soumis à un contrôle physique à des fins de police, serait contraire aux articles 49 TFUE et 56 TFUE. 

ii) Deuxième hypothèse: déchéance de la concession pour avoir proposé des jeux non autorisés 

83. Une deuxième possibilité d’interprétation de l’article 23, paragraphe 3, du projet de convention amènerait à conclure que la disposition en cause vise avant tout à interdire une multiplicité de jeux, indépendamment du fait que ceux-ci soient offerts de manière transfrontalière («par le biais de sites télématiques situés en dehors du territoire national») ou directement «en territoire italien». Plus concrètement, aux termes de cette clause, c’est le fait d’offrir des «jeux assimilables à des jeux publics ou à d’autres jeux gérés par l’AAMS ou des jeux prohibés par l’ordre juridique italien» qui entraînerait la déchéance de la concession. Avant tout, il convient de souligner la grande imprécision de cette formule, qui contraste avec la gravité de ses conséquences. 

84. La Commission et M. Costa lui-même ont fourni une indication qui permettrait de faire quelque peu la lumière sur ce point. L’une et l’autre ont fait référence à l’existence d’un catalogue ou d’une liste de jeux élaborée et actualisée chaque semaine par l’AAMS, qui délimiterait le champ opérationnel des concessions, de manière à ce que les concessionnaires ne puissent offrir que les jeux figurant sur cette liste, et que le fait de proposer des jeux n’y figurant pas entraîne la déchéance de la concession (47). Nous nous attacherons donc à apporter à la question de la juridiction de renvoi une réponse qui tienne compte de cette indication. 

85. Dans son arrêt Stoβ e.a., précité, la Cour reconnaît que, compte tenu des différences importantes que peuvent présenter les divers types de jeux de hasard, une réglementation nationale qui soumet à un régime plus strict, voire interdit, certains types de jeux et en autorise d’autres peut être compatible avec le traité (48). En tout état de cause, il est évidemment nécessaire que la mesure en question ne soit pas discriminatoire et qu’elle contribue de manière cohérente, systématique et proportionnée à la réalisation de l’objectif d’intérêt général auquel elle tend: en l’espèce, lutter contre la fraude et la diffusion du jeu illégal. 

86. En ce qui concerne le cas litigieux, il convient de rappeler que la liste est, en principe, adaptable aux besoins des opérateurs. En effet, les concessionnaires peuvent demander à l’AAMS qu’elle ajoute certains jeux à la liste, mais il s’agit apparemment d’une décision discrétionnaire de l’administration. 

87. Cette décision administrative de porter un jeu donné sur la liste assumerait ainsi indéniablement la fonction d’une «autorisation administrative préalable» qui restreint les libertés du traité mais qui, selon la jurisprudence, peut être justifiée à condition qu’elle se fonde sur des critères objectifs, non discriminatoires et susceptibles d’un recours juridictionnel (49). Les parties ont admis à l’audience qu’il est possible de former un recours contre la décision de l’AAMS, mais les pièces produites ne permettent pas de déterminer clairement si la décision de l’AAMS sur la liste des jeux autorisés se fonde effectivement sur des critères objectifs, connus à l’avance des intéressés. 

88. À cela s’ajoute une autre circonstance, qui semble ressortir de l’examen des pièces produites par les parties, et qu’il appartiendra en tout état de cause à la juridiction de renvoi de vérifier, au même titre que tous les autres points factuels. Il s’agit du fait que les jeux exclus de la liste de l’AAMS pourraient être offerts en majorité par des opérateurs étrangers, et constitueraient même la partie la plus «intéressante» de leur offre, celle qui les distinguerait de l’offre des opérateurs nationaux. Si la véracité de ces allégations était confirmée, on constaterait dans ce cas l’existence d’une discrimination indirecte qu’il serait difficile de justifier au nom des objectifs invoqués. 

89. En résumé, nous estimons qu’un système qui permet seulement d’offrir les types de jeux figurant dans un catalogue ou sur une liste, et sanctionne le fait de proposer tout autre jeu par la déchéance de la concession, ne peut être justifié que dans la mesure où ce système se fonde sur des critères objectifs, non discriminatoires et connus à l’avance, et où les décisions administratives relatives à l’élaboration de la liste sont susceptibles d’un recours juridictionnel. 

b) La déchéance pour adoption de mesures conservatoires ou ouverture d’une procédure pénale à l’encontre des concessionnaires, de leur représentant ou de leurs administrateurs (article 23, paragraphe 2, du projet de convention avec les concessionnaires) 

90. Bien que ce sujet ne soit pas explicitement évoqué dans la question préjudicielle (50), MM. Costa et Cifone se sont référés dans leurs observations à un autre motif de déchéance de la concession, également retenu dans le projet de convention, plus précisément à son article 23, paragraphe 2. En vertu de cette disposition, l’AAMS prononce la déchéance de la concession lorsqu’«ont été prises à l’égard du concessionnaire, de son représentant légal ou de ses administrateurs, des mesures conservatoires ou des décisions de renvoi devant la juridiction de jugement pour toutes les hypothèses de délits visées par la loi n° 55 du 19 mars 1990, ainsi que pour toutes les autres hypothèses de délits susceptibles de porter atteinte aux relations de confiance avec l’AAMS; ou en cas de violations graves ou répétées des règles en vigueur régissant les jeux publics, y compris l’inobservation de la réglementation en vigueur par des tiers chargés par le concessionnaire de fournir des services accessoires à la collecte de jeux sportifs à distance».

91. MM. Costa et Cifone ont fait valoir que l’introduction de ce motif de déchéance a fait obstacle, en pratique, à la participation de Stanley aux appels d’offres de 2006, de nombreux représentants italiens de l’entreprise étant à cette époque engagés dans des procédures, avant le prononcé de l’arrêt Placanica e.a., précité, et par conséquent avant les décisions de classement des procédures pénales alors ouvertes à leur encontre. 

92. Pour ces motifs, les intéressés considèrent que la clause de déchéance en question (qui entraîne la perte de la garantie) constitue une restriction à la libre prestation de services et à la liberté d’établissement contraire au traité (51). 

93. Une mesure destinée à empêcher préventivement que les activités de ce type soient exploitées par des personnes dont l’honorabilité peut être contestée paraît en principe un instrument adéquat pour la réalisation de l’objectif de lutte contre la fraude et le jeu illégal, et le fait que l’article 23, paragraphe 6, du même projet de convention prévoie le droit de l’intéressé de demander la réparation du préjudice ultérieur au cas où la déchéance de la concession se révèlerait par la suite infondée constitue un élément de proportionnalité non négligeable. Indépendamment de cela, ce motif de déchéance de la concession (qui, de manière surprenante, repose sur un instrument de nature contractuelle) pourrait soulever plusieurs problèmes du point de vue de la proportionnalité. 

94. Le premier découle du caractère apparemment prématuré du prononcé de la déchéance, qui se produirait au début de la procédure pénale éventuelle, donc en l’absence d’une décision de condamnation. En effet, l’article 23, paragraphe 2, du projet de convention se réfère à l’adoption de «mesures conservatoires» et à la décision de «renvoi devant la juridiction de jugement» (52) comme circonstances déterminantes pour la déchéance de la concession. Nous estimons, à cet égard, que le fait que la décision de déchéance soit prise avant le prononcé d’une décision judiciaire de condamnation ne constitue pas un élément entraînant l’illégalité de la mesure, qui pourrait être jugée proportionnée si l’adoption de mesures conservatoires et l’ouverture de la procédure pénal étaient, dans le système juridique italien, des décisions fondées sur des indices susceptibles de faire naître un doute raisonnable sur l’honorabilité des personnes concernées. On ne saurait omettre, en outre, que l’article 23, paragraphe 6, prévoit la possibilité d’une réparation. 

95. La seconde objection, relative à la définition excessivement large que cet article 23, paragraphe 2, du projet de convention donne des types de manquement devant donner lieu à des décisions entraînant la déchéance, mérite davantage d’être retenue. La clause en question se réfère, en premier lieu, aux «délits visés par la loi nº 55 du 19 mars 1990», (53) hypothèse suffisamment délimitée et justifiée compte tenu de la gravité des délits auxquels elle se réfère (il s’agit de délits principalement liés aux activités mafieuses). Mais il est ensuite question, de manière beaucoup plus générale, de «délits susceptibles de porter atteinte aux relations de confiance avec l’AAMS». Sous réserve que la juridiction de renvoi estime que cette dernière mention constitue une description suffisamment claire du type de délits auxquels cette disposition se réfère, la clause citée pourrait être affectée, sur ce point précis, d’un éventuel défaut de proportionnalité, dans la mesure où elle pourrait habiliter les autorités publiques italiennes à adopter une décision aussi lourde de conséquences que la déchéance, dans des situations complètement étrangères à l’activité de gestion des jeux et paris. 

96. En résumé, nous estimons qu’une clause qui prévoit la déchéance d’une concession de jeux lorsque des mesures conservatoires ou des décisions de renvoi devant la juridiction de jugement ont été prises à l’égard du concessionnaire, de son représentant légal ou de ses administrateurs n’est pas contraire aux articles 49 TFUE et 56 TFUE, dès lors que ce cas de figure est défini par référence à des types de délits liés à l’activité de jeu et clairement délimités. 

VII – Conclusion 

97. Par conséquent, je suggère à la Cour de répondre à la demande préjudicielle soumise par la Corte Suprema di Cassazione de la manière suivante: «Les articles 49 TFUE et 56 TFUE concernant la liberté d’établissement et la libre prestation des services doivent être interprétés, dans le secteur des paris sur les événements sportifs, en ce sens que, dans le cadre d’un régime de monopole en faveur de l’État et d’un système de concessions et d’autorisations: 

a) ils s’opposent à une réglementation nationale qui consacre expressément et effectivement une protection claire des titulaires de concessions attribuées à une époque antérieure sur la base d’une procédure ayant illégalement exclu une partie des opérateurs. Il incombe au juge national de déterminer si la réglementation nationale contient une disposition ayant ce sens et cette portée; 

b) ils s’opposent à une réglementation nationale qui garantit de fait le maintien des positions commerciales acquises sur la base d’une procédure ayant illégalement exclu une partie des opérateurs; ils s’opposent en particulier à l’interdiction pour les nouveaux concessionnaires d’installer leurs guichets à moins d’une distance déterminée de ceux déjà existants; 

c) ils s’opposent à une réglementation nationale qui prévoit la déchéance de la concession de jeux dans le cas où le concessionnaire exerce une activité transfrontalière dans le secteur des jeux, indépendamment de la forme sous laquelle cette activité s’exerce, y compris lorsqu’un contact direct entre le consommateur et l’opérateur est possible, et que les intermédiaires de l’entreprise présents sur le territoire national peuvent être soumis à un contrôle physique à des fins de police; 

d) ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui permet seulement d’offrir les types de jeux figurant dans un catalogue ou sur une liste, et sanctionne le fait de proposer tout autre jeu par la déchéance de la concession, dès lors que les décisions administratives relatives à l’élaboration de la liste se fondent sur des critères objectifs, non discriminatoires et connus à l’avance, et qu’elles sont susceptibles d’un recours juridictionnel, et 

e) ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui prévoit la déchéance d’une concession de jeux lorsque des mesures conservatoires ou des décisions de renvoi devant la juridiction de jugement ont été prises, dans le cadre d’une procédure pénale déterminée, à l’égard du concessionnaire, de son représentant légal ou de ses administrateurs, dès lors que ce cas de figure est défini par référence à des types de délits liés à l’activité de jeu et clairement délimités.» 


Matthieu Escande
Posté par :
Matthieu ESCANDE
Chercheur en Droit
Université de Toulouse I 
Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé